La bonheur et la Cité (Aristote)
Aristote : morale et politique
Philosophie morale et politique = « philosophie des affaires humaines ». Son objet : la détermination du bien, non pas absolu, mais le meilleur pour l’homme (souverain bien). Ce bien est défini dans la perspective d’une réalisation effective. Il doit donc être de l’ordre du réalisable sinon par tous les hommes, du moins par les meilleurs d’entre eux. Ce bien, c’est le bonheur, ou encore le bien-vivre. Il a deux caractéristiques : il est quelque chose d’achevé, qui se suffit à lui-même et il est la fin de ce que nous faisons. Le bonheur est donc ce qui donne à la vie humaine le sentiment de son accomplissement.
La philosophie des affaires humaines doit donc s’interroger sur la nature du bonheur. Un fait : tous les hommes le recherchent, même s’ils ne savent pas en quoi il consiste. C’est une ignorance partielle : tous recherchent le bonheur dans le plaisir, et en cela ils ne sauraient avoir absolument tort. Le plaisir n’a-t-il pas pour trait d’être recherché pour lui-même, sans justification supplémentaire ? Il faut donc étudier le plaisir. Ceux qui le condamnent se méprennent sur sa nature : ils confondent plaisir et désir, ils en font un mouvement, quelque chose d’inachevé. On confond ce que l’on fait pour parvenir au plaisir et le plaisir lui-même. Or ce dernier est en acte et non en mouvement : il se suffit à lui-même au moment où il est éprouvé. Pour comprendre la nature du plaisir, il faut tenir compte de tous les plaisirs, ceux de sens et ceux de l’intelligence. Or ces facultés possèdent une activité propre qui s’exerce dans la rencontre avec un objet spécifique : lorsque la faculté s’actualise correctement, elle s’accompagne de plaisir. Le plaisir n’est donc pas le résultat de l’acte, mais sa fin : il est donné par surcroît, signe de parachèvement de l’acte. Donc ce que les hommes recherchent, ce n’est pas le plaisir mais l’activité elle-même, la vie en acte, déploiement de leurs dispositions. La vie n’a pas le sentiment de son accomplissement dans le sommeil ou l’inaction, mais dans l’énergéïa, dans l’acte, dans le fait d’être à l’œuvre. Le problème est donc non pas de condamner le plaisir, ou d’identifier bonheur et plaisir, mais de savoir si toute activité peut être retenue dans la perspective de la recherche du bonheur. Or ce que nous cherchons dans le bonheur, ce n’est pas n’importe quelle vie, mais une vie digne d’un homme. Il ne suffit donc pas qu’une activité soit agréable, encore faut-il qu’elle ait une valeur humaine. D’où la nécessité de déterminer quelle est l’activité propre de l’homme, sa tâche ou sa fonction (ergon). L’ayant trouvée, nous saurons en quoi consiste l’excellence humaine. Le bonheur est donc « l’activité de l’âme selon la vertu la plus parfaite de l’homme ». L’homme doit pour cela découvrir ce qui constitue son « affaire », ce qui le regarde et le concerne au plus haut point.
Cette découverte est le fait de la science politique, qui a pour objet le « bien propre à l’homme », bien identique pour l’homme et la Cité, mais qui est plus parfait dans la Cité toute entière. La recherche du bonheur prend alors un aspect collectif et politique. L’autosuffisance que donne la vie heureuse n’est pas celle d’un individu isolé, mais celle d’un individu vivant au sein de sa famille et de la Cité : c’est en vivant avec les autres que l’homme peut être heureux.
Le bonheur, cependant, repose sur une vertu parfaite. Or la vertu, issue des bonnes habitudes, n’est pas l’excellence achevée. Il lui manque l’intelligence de ce qu’elle fait, pour opérer les bons choix, c’est-à-dire l’aptitude au choix délibéré. Sa vertu propre est la phronêsis (prudence ou intelligence pratique) : « une disposition, accompagnée de règle vraie, capable d’agir dans le domaine des biens humains ». Le juste milieu, déterminé en raison, permet aux vertus d’être précisément ce qu’elles sont, des milieux entre un excès et un défaut (cf. le courage comme juste milieu entre la lâcheté et la témérité).
Mais si la Cité permet le développement des potentialités de l’individu, il n’en reste pas moins que le bonheur est d’abord celui de chacun, sa vie bonne, qui se manifeste à travers ses actes : c’est l’eupraxia, c’est-à-dire non pas un moyen de parvenir au bonheur, mais le bonheur lui-même. L’homme n’agit pas pour être heureux, il est heureux en agissant bien et parce qu’il agit bien. En agissant, l’homme est « à l’œuvre de lui-même » (cf. différence entre la poïêsis et la prâxis). C’est l’accord avec soi-même, fondé sur la conscience de la fin poursuivie, c’est-à-dire le bien-vivre.
Enfin l’action n’est pas, en dernier ressort, la plus haute activité de l’homme. Il existe une prâxis qui n’est plus tournée vers l’extérieur, mais qui est constituée par l’intelligence et la réflexion. C’est l’activité la plus haute, parce qu’elle concerne l’intelligence pure, c’est-à-dire la connaissance, seule activité qui soit exercée pour elle-même. Mais n’est-ce pas là u ne activité plus qu’humaine ? en effet, la vie la plus libre qui soit, chez l’homme, reste conditionnée. Si la prudence n’assurait pas la bonne tenue du composé humain, la vie contemplative serait impossible. Chaque homme doit donc mener sa vie le plus intelligemment possible afin de se ménager du loisir pour cette activité qui le comble. Il existe une expérience humaine où se concilient vie contemplative et vie éthique : c’est l’amitié. Pas l’amitié utilitaire (échange de services) ni l’amitié plaisante (divertissement), mais l’amitié comme pratique commune des activités sérieuses de la vie par des hommes vertueux. L’ami exprime une des singularités de l’homme : il n’est pas comme le dieu un acte pur, une pensée se pensant elle-même et jouissant d’elle-même, mais il reste toujours à distance de lui-même. L’ami vertueux apparaît alors comme un miroir qui permet à chacun de contempler sa propre perfection, mais aussi un relais qui stimule dans l’exercice des activités. L’amitié conforte ainsi l’autarcie : l’ami redouble le bonheur de la vie.