Contemplation d'une oeuvre d'art et passivité
L’expression « contemplation de l’œuvre d’art » signifie-t-elle que nous soyons passifs dans le plaisir esthétique ?
L’art devient aujourd’hui un objet de consommation (cf. musées, concerts, reproductions d’œuvres, etc.). Or, lorsque je consomme, je suis relativement passif, manipulé par la publicité dans l’expression même de mes désirs. De plus, l’art fait appel à ma perception en général, réunissant tous mes sens à des degrés différents (vue et écoute étant privilégiées par rapport aux autres sens). Or qui dit perception, dit aussi réception, c’est-à-dire passivité. Est-ce à dire pour autant que le plaisir que nous éprouvons dans la contemplation d’une œuvre d’art soit purement passif ? L’art n’exige-t-il pas de nous certains efforts de compréhension, face à des œuvres qui dérangent nos codes habituels de pensée, voire nos normes préétablies (cf. parfois, notre désarroi par rapport à l’art contemporain) ? En ce sens, n’exige-t-il pas une activité intellectuelle ou spirituelle ? En nous donnant à voir, ou à entendre, l’art ne nous donnerait-il pas, aussi, à penser (cf. certains films qui nous donnent à réfléchir sur notre situation présente, au même titre que certains romans qui nous transforment, par exemple) ? Enfin, si nous étions purement passifs, cela ne signifierait-il pas que l’art n’a pas plus de valeur que certains objets de la vie courante que nous utilisons sans même y penser ? Serait-ce encore de l’art, non pas au sens technique, bien évidemment, mais au sens esthétique ?
I.Toute contemplation est un aboutissement
Cf. Platon dans le Banquet : la dialectique dite ascendante :
« Celui qui veut atteindre à ce but par la vraie voie doit, dès son jeune âge, commencer par rechercher les beaux corps. Il doit, en outre, s’il est bien dirigé, n’en aimer qu’un seul, et dans celui qu’il aura choisi engendrer de beaux discours. Ensuite, il doit arriver à comprendre que la beauté qui se trouve dans un corps quelconque [210b] est sœur de la beauté qui se trouve dans tous les autres. En effet, s’il faut rechercher la beauté en général, ce serait une grande folie de ne pas croire que la beauté qui réside dans tous les corps est une et identique. Une fois pénétré de cette pensée, notre homme doit se montrer l’amant de tous les beaux corps et dépouiller, comme une petitesse méprisable, toute passion qui se concentrerait sur un seul. Après cela, il doit regarder la beauté de l’âme comme plus précieuse que celle du corps ; en sorte qu’une belle âme, même dans un corps dépourvu d’agréments, [210c] suffise pour attirer son amour et ses soins, et pour lui faire engendrer en elle les discours les plus propres à rendre la jeunesse meilleure. Par là il sera nécessairement amené à contempler la beauté qui se trouve dans les actions des hommes et dans les lois, à voir que cette beauté est partout identique à elle-même, et conséquemment à faire peu de cas de la beauté corporelle. Des actions des hommes il devra passer aux sciences, pour en contempler la beauté ; et alors, ayant une vue plus large du beau, il ne sera plus enchaîné comme un esclave [210d] dans l’étroit amour de la beauté d’un jeune garçon, d’un homme ou d’une seule action ; mais, lancé sur l’océan de la beauté, et repaissant ses yeux de ce spectacle, il enfantera avec une inépuisable fécondité les discours et les pensées les plus magnifiques de la philosophie, jusqu’à ce qu’ayant affermi et agrandi son esprit par cette sublime contemplation, il n’aperçoive plus qu’une science, celle du beau. »
Platon le Banquet
Ainsi, on s’achemine de la contemplation de beaux corps à celle du Beau en soi par un processus de généralisation, puis d’universalisation des concepts. Or ce détachement du sensible (de la fascination des beaux corps) exige de notre part un effort, une conversion intellectuelle, en prenant conscience de la fragilité de notre enveloppe corporelle. Et à chaque stade de l’ascension, un tel effort sera nécessaire, jusqu’à la contemplation finale qui, certes, est à la fois pleinement passive (le Beau en soi s’impose à nous) et pleinement active (puisque nous y participons de tout notre être).
De plus, qui dit contact avec les œuvres d’art, dit orientation du sujet vers la dimension esthétique, qui n’est pas une donnée permanente du quotidien. D’ailleurs, selon Bergson, l’art nécessite un détachement par rapport à notre perception habituelle du monde, essentiellement pratique et utilitaire, pour s’ouvrir aux objets ou aux êtres avec désintéressement. Bergson reprend ici la thèse de Kant selon lequel le plaisir esthétique doit être désintéressé :
« Le goût est la faculté de juger d'un objet ou d'un mode de représentation, sans aucun intérêt, par une satisfaction ou une insatisfaction. On appelle beau l'objet d'une telle satisfaction »
Donc, la satisfaction esthétique est désintéressée. Si elle est bien de l’ordre du sentiment, elle ne se réduit pas cependant à lui, étant constituée de l’harmonie entre deux facultés : l’imagination et l’entendement (ou intelligence). Là encore, on constate que le plaisir esthétique n’est pas purement passif.
En ce sens, l’art nécessite une certaine ouverture d’esprit, qui exige un minimum d’efforts : on ne va pas au musée comme on va au travail On se renseigne au préalable, on s’informe avant et après, car l’accès aux œuvres n’est pas immédiat. De plus, nous allons vers les œuvres avec notre culture artistique qui peut comporter des préjugés, être plus ou moins bien constituée et avec laquelle il va falloir savoir rompre pour accueillir et recevoir certaines œuvres, ou encore qui va, au contraire, nous permettre d’accepter l’inédit (cubisme, art « nègre », etc.). En revanche, l’esprit non cultivé rejettera ces œuvres en les trouvant choquantes, au prétexte qu’elles ne représentent rien (en fonction du préjugé qui veut que l’art soit la représentation de quelque chose de réel, comme si une œuvre musicale pouvait être de cet ordre, par exemple… !).
Au fond, la passivité de la contemplation résulte d’un travail antérieur. Mais comment s’opère cette contemplation et sur quoi opère-t-elle ? Quels sont ses objets ? En quoi consiste-t-elle ? Que veut dire »contempler une œuvre d’art »
II. Qu’est-ce que « contempler une œuvre d’art » ?
Il va s’agir ici d’analyser la contemplation d’ordre esthétique : que vise-t-elle et comment a-t-elle lieu ?
Si l’on suppose qu’elle est passive, cela signifie qu’elle répond à une attente préalable, qu’elle viendrait combler. En ce sens, comment pourrait-elle s’ouvrir à l’imprévu et l’accueillir ? Or l’œuvre d’art authentique propose, au contraire (à notre sensibilité, mais aussi à notre esprit) un dispositif qui est singulier :
« À quoi vise l’art ? Sinon à nous montrer, dans la nature même et dans l’esprit, hors de nous et en nous, des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience? Le poète et le romancier qui expriment un état d’âme ne le créent certes pas de toutes pièces; ils ne seraient pas compris de nous si nous n’observions pas en nous, jusqu’à un certain point, ce qu’ils nous disent d’autrui. Au fur et à mesure qu’ils nous parlent, des nuances d’émotion et de pensée nous apparaissent qui pouvaient être représentées en nous depuis longtemps mais qui demeuraient invisibles telle l’image photographique qui n’a pas encore été plongée dans le bain où elle se révélera. Le poète est ce révélateur (…).Les grands peintres sont des hommes auxquels remonte une certaine vision des choses qui est devenue ou qui deviendra la vision de tous les hommes. Un Corot, un Turner, pour ne citer que ceux-là, ont aperçu dans la nature bien des aspects que nous ne remarquions pas - Dira-t-on qu’ils n’ont pas vu, mais créé, qu’ils nous ont livré des produits de leur imagination, que nous adoptons leurs inventions parce qu’elles nous plaisent, et que nous nous amusons simplement à regarder la nature à travers l’image que les grands peintres nous en ont tracée ? C’est vrai dans une certaine mesure ; mais, s’il en était uniquement ainsi, pourquoi dirions-nous de certaines œuvres - celles des maîtres - qu’elles sont vraies ? Où serait la différence entre le grand art et la pure fantaisie ? Approfondissons ce que nous éprouvons devant un Turner ou un Corot : nous trouverons que, si nous les acceptons et les admirons, c’est que nous avions déjà perçu quelque chose de ce qu’ils nous montrent. Mais nous avions perçu sans apercevoir (...)
Remarquons que l’artiste a toujours passé pour un "idéaliste". On entend par là qu’il est moins préoccupé que nous du côté positif et matériel de la vie. C’est, au sens propre, un "distrait". Pourquoi, étant plus détaché de la réalité, arrive-t-il à y voir plus de choses ? On ne le comprendrait pas, si la vision que nous avons ordinairement des objets extérieurs et de nous-mêmes n’était une vision que notre attachement à la réalité, notre besoin de vivre et d’agir, nous a amenés à rétrécir et à vider. De fait, il serait aisé de montrer que, plus nous sommes préoccupés de vivre, moins nous sommes enclins à contempler, et que les nécessités de l’action tendent à limiter le champ de la vision. »
Henri Bergson La pensée et le mouvant
En quoi consiste donc la singularité de la contemplation esthétique ? Ne serait-ce pas dans ce que Kant nomme « la finalité sans fin » de l’œuvre d’art ? Ainsi, le fait qu’une statue soit mutilée ne nous empêche pas d’en percevoir et contempler la beauté (CF. Vénus de Milo). En effet, le propre d’une œuvre d’art est de se suffire à elle-même, parce qu’elle n’est jamais vraiment achevée, finie, sinon en fonction de l’intuition de l’artiste qui décide de sa fin : elle est finie lorsque toute « touche » supplémentaire risquerait de la dénaturer, c’est-à-dire de l’altérer (ce serait en ce sens une « autre » œuvre). Le beau résulte de l’impression que « c’est bien fait », parce que tout concourt au sein de l’œuvre à sa perfection, un peu comme tous les organes d’un être vivant concourent au bon fonctionnement de l’ensemble et à son autosuffisance.
De même, pour Hegel si l’art a une dimension spirituelle, cela veut dire que l’esprit y « trouve son compte » dans la mesure où il y trouve des éléments qui le mettent sur la voie d’une compréhension pré-conceptuelle du monde, voire l’amènent à prendre conscience de lui-même :
« Cette conscience de lui-même, l’homme l’acquiert de deux manières : théoriquement, en prenant conscience de ce qu’il est intérieurement, de tous les mouvements de son âme, de toutes les nuances de ses sentiments, en cherchant à se représenter à lui-même, tel qu’il se découvre par la pensée, et à se reconnaître dans cette représentation qu’il offre à ses propres yeux. Mais l’homme est également engagé dans des rapports pratiques avec le monde extérieur, et de ces rapports naît également le besoin de transformer ce monde, comme lui-même, dans la mesure où il en fait partie, en lui imprimant son cachet personnel. Et il le fait pour encore se reconnaître lui-même dans la forme des choses, pour jouir de lui-même comme d’une réalité extérieure. On saisit déjà cette tendance dans les premières impulsions de l’enfant : il veut voir des choses dont il est lui-même l’auteur, et s’il lance des pierres dans l’eau, c’est pour voir ces cercles qui se forment et qui sont son œuvre dans laquelle il retrouve comme un reflet de lui-même. Ceci s’observe dans de multiples occasions et sous les formes les plus diverses, jusqu’à cette sorte de reproduction de soi-même qu’est une œuvre d’art. »
HEGEL, Esthétique
Toute œuvre d’art est un tissu de significations et de contextes qu’il appartient à l’esprit de parcourir s’il veut l’apprécier autrement que par la simple exclamation : « c’est beau ». Pour apprécier pleinement, ne faut-il pas à la fois comprendre et se comprendre ? Ainsi, pour prendre un exemple, le goût du romantisme pour les ruines ne conduit-il pas à une méditation sue la fragilité des civilisations, dont nous savons qu’elles sont mortelles, mais aussi sur le sens de l’histoire, sur la signification de la mort, etc. ?
Au fond, la pure passivité devant une œuvre d’art ne signifierait-elle pas à la fois notre ignorance de ce qu’est l’art et de ce qu’il implique de notre part ? Pourrait-on encore parler d’art
III. Qui dit passivité dit absence d’œuvre d’art
L’art n’est pas pur divertissement, que ce soit au sens pascalien (nous détournant de la considération de notre propre mort dans des étourdissements sans fin) ou non (comme pure récréation, intermède plaisant dans le sérieux de notre existence..). Dans les secteurs où la consommation (comme expression de la passivité) domine, les produits dits artistiques correspondent à une attente ciblée (musique de variétés, littérature dite « de gare », romans « à l’eau de rose », etc.). De tels objets, d’ailleurs, ne sont pas qualifiés de « beaux », mais plutôt de « jolis » ou « mignons », etc. L’aspect formel s’y efface au profit du contenu, ou encore, en ce qui concerne le marché de l’art par exemple, l’œuvre peut devenir un bon placement. Ce qui est visé, alors, c’est soit la pure satisfaction d’un désir, soit la valeur économique de l’œuvre et non sa valeur esthétique. En ce sens, celle-ci ne nécessite aucun travail intellectuel ou spirituel… !
« Ce qui nous plaît dans la beauté artistique, c'est précisément le caractère de liberté de sa production et de ses formes qui nous soustrait, semble-t-il, par la production et par l'intuition mêmes, aux liens de la règle et du réglé. Face à la rigueur de ce qui subit le joug des lois et face à la sombre intériorité de la pensée, nous cherchons l'apaisement et l'animation dans les figures de l'art ; face au royaume ténébreux des idées, une réalité animée et pleine de vie. Enfin, la source des œuvres d'art est la libre activité de l'imagination qui, dans ses images mêmes, est plus libre que la nature. Non seulement l'art dispose de l'entièreté du royaume des formes de la nature, dans leur paraître multiple et bigarré, mais l'imagination créatrice se montre inépuisable dans les productions qui lui sont propres. Face à cette plénitude démesurée de l'imagination et de ses libres réalisations, il semble donc que la pensée doive renoncer au projet hardi de saisir intégralement de pareilles réalisations, de les juger et de les ordonner sous ses formules universelles. [...] Il est vrai qu'il y a des cas dans lesquels l'art peut être considéré comme un jeu éphémère destiné à l'amusement et à la distraction, comme un ornement qui sert à enjoliver l'aspect extérieur des rapports de la vie ou à mettre en relief, en les ornant, d'autres objets. Sous ce point de vue, il ne s'agit pas d'un art indépendant et libre, mais d'un art asservi. Mais ce que nous proposons d'étudier, c'est l'art libre dans sa fin et dans ses moyens. [...]
L'art beau n'est véritablement art qu'en cette liberté propre. «
HEGEL, Esthétique
Dans ce texte extrait de l'Esthétique, Hegel entend montrer que ce qui caractérise l’art, c'est la liberté, et cela aussi bien pour celui qui contemple une œuvre d'art que pour celui qui lui donne naissance : si l'œuvre produite ne manifeste pas une liberté totale, à tous égards insoumise, elle ne mérite alors pas le nom d'œuvre d'art. Or, ce qui est destiné à satisfaire le désir est à la fois orienté par la société et soumis aux lois du marché. C’est en ce sens qu’on ne peut plus parler d’art. Qui dit art dit imagination, créativité : un art qui ne serait destiné qu'au divertissement passager du public, ou qui, purement ornemental, se contenterait (comme on dit) de « faire joli », ne serait pas un art véritable. Il serait en effet « asservi » à des fins qui lui sont étrangères, il ne serait plus le libre déploiement des facultés humaines, et du même coup perdrait la liberté qui en fait l'essence même. Or qui dit liberté dit activité et non passivité. Comment, en ce cas, la contemplation d’une œuvre d’art pourrait-elle se réduire à une pure passivité, sans nier ce qui la constitue comme objet esthétique, qui ne peut être appréhendé comme tel que dans le cadre d’une contemplation désintéressée ?
L’art n’est donc pas pur divertissement. Ce qu’il nous propose n’est pas prédigéré, mais au contraire nécessite de notre part un effort spirituel d’appropriation. La contemplation d’ordre esthétique, en ce sens, est une activité qui permet au spectateur de s’élever au niveau de l’œuvre et de la beauté qu’elle nous offre, qui n’est pas seulement en elle, mais aussi dans la qualité du regard que nous portons sur elle. La contemplation est alors processus d’enrichissement personnel par l’intermédiaire d’une rencontre authentique et provoquée.