Livre V Sur la Justice Aristote (Commentaire ch 7)
Chapitre 7 La justice corrective
Le début du chapitre 7 résume les conclusions de l’analyse de la justice distributive, définie par l’égalité proportionnelle. Cette analyse répond donc à la question, posée au chapitre 1, du juste milieu caractérisant la justice, puisque toute vertu se caractérise comme moyenne entre deux extrêmes. La proportion dont on parle est la proportion géométrique discontinue, de type : A/B = C/D. La proportion continue est donnée par la formule : A/B = B/C = C/D.
Aristote revient également sur le rapport entre inégalité et recherche de supériorité. En fait, comme on l’a vu, l’homme injuste recherche aussi l’inégalité dans les charges (il cherche, par exemple, à payer moins d’impôts ou de cotisations sociales que ce qu’il doit, en se faisant payer de la main à la main, par exemple). Mais le moindre mal est une espèce de bien et en ce sens, il cherche toujours à avoir plus de bien.
Aristote examine ensuite la justice corrective. Celle-ci diffère fondamentalement de l’autre et se caractérise par une autre définition mathématique. L’injustice commise est jugée indépendamment de la personne, uniquement en fonction des circonstances de l’acte. Alors que dans la justice distributive, on tient compte des différences entre les citoyens, dans la justice corrective, tout le monde est égal, de même que dans la justice commutative. Dans la société, chacun a une fonction propre et on distribue donc les charges en fonction des mérites
(diplômes, par exemple). Par contre, le non respect d’un feu rouge entraîne la même sanction pour tous, diplômés ou autres.
En fonction de cette vision mathématique de la justice, Aristote réduit la correction des délits au rétablissement de l’égalité entre le responsable et la victime. La victime d’un délit a moins que son dû, le coupable a plus que son dû. Le juge va fixer une réparation qui ramènera les deux protagonistes à l’égalité. Le texte ne semble pas distinguer, comme nous le faisons aujourd’hui l’indemnisation de la victime (dommage causé au citoyen) et punition du coupable (désobéissances aux lois, donc à l’Etat), c’est-à-dire le privé et le public. La justice consiste pour Aristote à rétablir l’égalité entre le coupable et la victime, étant entendu que la loi ne sévit que contre des actes qui nuisent à autrui et que la répression des délits et des crimes a pour but d’empêcher que les citoyens puissent en être victimes. Mais Aristote remarque que les termes d’avantage et de dommage sont impropres dans la mesure où le fait d’avoir tué quelqu’un ne rapporte rien alors que l’autre partie est lésée. Le rôle du juge est donc de compenser autant que possible l’injustice qui a été commise : « Œil pour œil, dent pour dent » signifie alors que celui qui a cassé une dent à quelqu’un doit l’indemniser pour la valeur d’une dent, ni plus ni moins. Le rôle du juge est de ramener l’injustice à quelque chose de mesurable de manière à pouvoir fixer une compensation et rétablir l’égalité. Alors le délit est ramené à quelque chose de mesurable, en valeur ou en argent, et on peut parler d’avantage ou de dommage, de gain ou de perte. Le juste est donc l’homme du juste milieu, le droit étant un juste milieu. D’où le jeu de mots entre dika (en deux moitiés) dike (la justice) et dikastès (le juge) : le juge est celui qui divise en deux parties égales. Pour rétablir l’égalité, il ajoute à celui qui a trop peu et il retranche à celui qui a trop la moitié de ce qui différencie leurs parts respectives.
La fin du chapitre 7 montre le lien qui rapproche la justice corrective de la justice commutative, celle qui régit les échanges libres et volontaires, c’est-à-dire les échanges économiques. En prenant l’achat et la vente comme exemple des actes que la loi laisse à la liberté individuelle, Aristote applique implicitement au marché ce qu’on appellera le principe de subsidiarité, élément majeur de sa théorie politique. Il distingue en effet, dans sa Politique (livre I chapitre II) trois principales communautés humaines, la famille, le village et la Cité ou l’Etat. Seul l’Etat est autosuffisant : l’existence de la communauté supérieure est justifiée par l’incapacité de la communauté inférieure à atteindre son but (le bien commun) par ses propres moyens, mais le principe de subsidiarité demande que la communauté supérieure n’intervienne que lorsque son intervention est nécessaire. L’Etat est donc au-dessus du marché et doit intervenir pour que celui-ci soit juste, car le marché ne se suffit pas à lui-même. Cependant, il ne doit intervenir que lorsque le marché n’est pas capable à lui seul d’établir la justice. De même, tout ce qui peut être réglé de façon juste en famille doit être réglé en famille. Ce n’est que lorsque la famille ne suffit plus qu’elle doit faire appel au marché ou à l’Etat. Il est donc contraire au principe de subsidiarité de confier à l’Etat la première éducation des tout-petits, par exemple. Ceci dit, la justice corrective et la justice commutative ont ceci de commun qu’elles établissent une égalité arithmétique entre les citoyens, c’est-à-dire qu’il n’y a ni gain ni perte pour l’un ni pour l’autre des protagonistes d’un échange économique ou d’un délit corrigé par le tribunal.