Livre V Sur la Justice Aristote (Commentaire ch 8)

Publié le par lenuki

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Le chapitre commence par une critique de la position pythagoricienne qui, s’appuyant sur l’idée que tout est nombre, identifie la justice à la réciprocité et donc sur une égalité entre ce qui est donné et ce qui est reçu. Or pour Aristote une telle égalité est irréalisable, voire injuste, comme si on mettait sur le même plan légitime défense et agression volontaire. Néanmoins, la réciprocité est un élément essentiel de la justice commutative, qu’Aristote aborde dans ce chapitre. Et il confirme la symétrie entre la justice commutative et la justice corrective, car l’une consiste à répondre au mal (réparation pour la victime) et l’autre à répondre au bien (en échangeant des produits utiles contre d’autres).


Ce chapitre contient les bases de l’économie politique, présentée ici comme une science morale. Car pour Aristote, l’agent économique est un être libre et intelligent, et ses actes ne sont donc pas la conséquence nécessaire des lois naturelles, mais le résultat d’un choix réfléchi. De ce fait, un choix économique est susceptible d’être l’objet d’un jugement moral, c’est-à-dire bon ou mauvais, juste ou injuste, et cette propriété est essentielle.

Paradoxalement, Aristote se réfère à la notion de grâce pour définir l’échange économique où, penserait-on, rien n’est gratuit. En fait ce mot désigne l’attrait, d’où la beauté physique, l’agrément et la faveur, d’où les sens de bienveillance et de reconnaissance mais aussi de récompense et de salaire. Or dans l’échange économique, on rend service à autrui et on lui fait une faveur en lui fournissant des biens (ou de l’argent) dont il a besoin, et d’autre part on le rémunère puisqu’on lui donne l’équivalent de ce qu’il nous apporte lui-même. On peut être surpris par l’idée qu’on exerce une profession, non pas pour gagner de l’argent, mais pour rendre service aux autres, lesquels vous paient pour vous rendre le service équivalent. Ne cherche-t-on pas au contraire à gagner de l’argent d’abord, quitte à rendre service ensuite pour soutirer cet argent de manière plus subtile ? Mais Aristote ne cherche pas à décrire le comportement de la plupart (vie d’esclaves pour le commun des mortels, immoralité pour les dirigeants) : il parle ici de la justice et de l’homme juste. Or celui-ci agit d’abord pour les autres, semant son blé en automne pour nourrir ses concitoyens l’année suivante, et le mettant sur le marché bien avant qu’on lui ait proposé quelque avantage en retour, au risque de ne pas trouver acheteur. Ensuite seulement les autres le paient et lui rendent la pareille. Mais ils ont dû, pour qu’il y ait vraiment égalité, eux-mêmes travailler, prendre l’initiative de produire d’autres marchandises et de les mettre sur le marché.

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Aristote prend ensuite, pour préciser la nature de l’échange économique, un exemple inspiré de Platon (République, livre II) : deux travailleurs échangent les produits de leurs travaux respectifs de façon à ce que chacun puisse satisfaire l’ensemble des besoins de sa famille. La proportion A/B = C/D signifie que le rapport entre les deux travailleurs est le même qu’entre leurs produits. Or cet échange n’est juste qu’à deux conditions : l’égalité entre les produits échangés et la réciprocité de l’échange. Pour parvenir à ce résultat, il faut déterminer combien la maison vaut de paire de sandales, de façon à ce que ni l’architecte ni le cordonnier ne soit lésé. Aristote trouve la solution dans ce qu’il appelle l’union en diagonale. Il s’agit en fait de la propriété bien connue de la proportion : si A/B = C/D, AD= BC et réciproquement. Chaque travailleur reçoit le résultat du travail de l’autre, et la disproportion entre le travail du cordonnier et celui de l’architecte est corrigée par le nombre de paires de sandales qui est fixé comme prix de la maison. Il est donc essentiel que le calcul de cette correction soit effectué avant le marché, pour que l’égalité ne soit pas rompue.


Ainsi se définissent les conditions essentielles d’un échange économique. D’abord l’égalité des marchandises. Aristote dit qu’elle existe aussi dans les autres activités productrices. Il s’agit non pas d’étendre à tous les métiers l’exemple de l’architecte et du cordonnier, mais d’une comparaison entre l’échange économique et la production artisanale, laquelle s’appuie sur les lois de la nature selon lesquelles toute action entraîne une passion correspondante. Ainsi, pour planter un clou, encore faut-il que ce clou reçoive un certain nombre de coups de marteau. De même, si le marché profite à quelques-uns au dépens des autres, ceux-ci ne tarderont pas à cesser d’y participer. La seconde condition de l’échange est la dissemblance des objets, sans laquelle il serait inutile à l’un comme à l’autre. Si l’échange a lieu, c’est parce qu’il est utile et que les partenaires veulent y participer, et non parce qu’ils sont les jouets des rouages économiques indépendants de leur volonté. Or l’échange n’est utile que s’il nous procure des objets dont nous avons besoin et dont nous ne pouvons disposer par nous-mêmes. Ce qu’il faut alors comprendre, c’est comment des marchandises différentes peuvent être égales. Mathématiquement, c’est impossible, car deux quantités ne peuvent être égales que si elles sont de même espèce, c’est-à-dire qu’elles ont la même nature ou la même définition. Or les deux marchandises n’ont ni la même nature ni la même utilité et donc elles ne sont pas à proprement parler égales. Néanmoins, c’est l’utilité qui garantit leur possible égalité ou plus exactement équivalence. C’est en effet dans la mesure où chacun s’estime satisfait de l’échange que celui-ci a lieu, c’est-à-dire que chacun estime que le service qui lui est rendu est équivalent à l’effort qu’il a consenti pour le rémunérer. Les marchandises ne sont donc pas égales en elles-mêmes, mais seulement pour ceux qui les échangent, et qui s’estiment satisfaits par l’échange. Pour Aristote, c’est donc l’utilité qui est l’origine de la valeur et non le travail. En effet, l’homme est un être intelligent qui a participer à un échange dans la mesure où il pense que cela lui est utile. La supposition de Marx selon laquelle le travail est l’origine de la valeur n’a en fait de sens qu’à partir du présupposé matérialiste selon lequel l’homme est le jouet de ses besoins physiques et n’utilise en rien une intelligence pour les satisfaire. En effet, dans ce cas, la valeur ne peut avoir qu’une cause matérielle, et non une cause finale, elle s’explique par ce qui produit la marchandise et non par les motifs de l’acheteur. Pour la même raison, cet auteur ne peut en aucun cas poser un problème moral, puisqu’il suppose que le libre arbitre n’existe pas ou du moins que son objet est purement sensible. Or la valeur d’une marchandise ne dépend pas du temps qu’on a passé à la fabriquer, puisqu’on peut très bien fabriquer quelque chose qu’on ne met pas sur le marché ou qui ne s’y vend pas, et qui n’a donc pas de valeur, mais de la volonté des acheteurs de payer un prix donné pour se le procurer. L’enjeu essentiel du débat est donc de savoir si l’homme est un animal intelligent. Or le moyen de mesurer les marchandises pour s’assurer de leur égalité est la monnaie. La monnaie représente un substitut de la valeur d’usage des marchandises, c’est-à-dire qu’on est prêt à payer tant pour telle marchandise et pas telle autre, parce qu’on juge que l’utilité de cette deuxième n’est pas suffisante pour justifier le renoncement à telle somme. Le rôle attribué par Aristote est très important à comprendre : pas de communauté sans échange, pas d’échange sans égalité, pas d’égalité sans mesure, pas de mesure sans argent. L’argent n’est pas d’abord le signe de l’inégalité entre les riches et les pauvres, mais le moyen essentiel de l’égalité. Et ce même si en fait on en use et en abuse comme moyen d’avoir plus, c’est-à-dire que le moyen essentiel d’établir la justice commutative est utilisé par l’homme injuste pour commettre l’injustice, tout comme il utilise le langage, moyen essentiel de formuler la vérité, pour tromper ses concitoyens.

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Seconde remarque : Aristote présente la monnaie comme un signe conventionnel. Sa réflexion ne concerne pas le troc : l’exemple du cordonnier payant sa maison en sandales est purement théorique. Les caractéristiques de l’échange (égalité et réciprocité) valent aussi bien pour un échange avec ou sans la monnaie comme intermédiaire. Mais la monnaie est présentée comme utile, et même indispensable dans bien des cas, pour établir l’égalité. La monnaie n’est donc pas une marchandise quelconque qui a une valeur en soi et qui devient intermédiaire par commodité ; elle est au contraire un objet dépourvu de valeur en lui-même puisqu’il est dépourvu d’utilité. La valeur de la monnaie est ici purement conventionnelle. La monnaie est un signe, c’est-à-dire qu’elle représente quelque chose à un être intelligent en l’occurrence une certaine utilité. Mais alors qu’un signe naturel renvoie par son essence même à ce qu’il désigne, un signe conventionnel n’a de sens que par suite d’une décision humaine, libre et contractuelle. C’est le cas pour la monnaie, qui dépend du marché, et son utilité est relative à l’échange économique, elle n’est pas utile en soi. L’argent ne sert qu’à acheter des biens, il n’en est pas un. Il n’est pas pour autant quelque chose de méprisable ou de négligeable, mais au contraire une condition d’existence de la société, et la stabilité de la monnaie est un élément essentiel pour garantir la confiance entre les citoyens, condition première de la justice.


En effet, la monnaie joue un rôle de garantie, dans la mesure où la vente de ce qu’on produit et l’achat de ce dont on a besoin sont étalés dans le temps. On garde l’argent pour pouvoir satisfaire des besoins ultérieurs, puisqu’il faudra, par la suite, apporter quelque chose au marché quand on voudra acheter, et que ce quelque chose soit accepté par les autres. Faute de confiance en la monnaie, cette garantie n’existe plus, et il devient difficile de compter sur les autres pour vous aider à satisfaire vos besoins, de sorte que la société se dissout.

A retenir donc, de ce chapitre : l’échange économique est un acte d’amitié, puisqu’il consiste à rendre service à autrui et à vouloir son bien. Certes, il est de bon ton de se moquer d’une économie ainsi tout entière comprise dans la morale. Mais la conception d’une économie qui fonctionne indépendamment de toute règle morale n’a-t-elle pas donné de tristes résultats?

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Publié dans textes oral

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