Vérité et réalité (texte de Bergson)
"Qu'est-ce qu'un jugement vrai? Nous appelons vraie l'affirmation qui concorde avec la réalité. Mais en quoi peut consister cette concordance? Nous aimons à y voir quelque chose comme la ressemblance du portrait au modèle : l'affirmation vraie serait celle qui copierait la réalité. Réfléchissons-y cependant : nous verrons que c'est seulement dans des cas rares, exceptionnels, que cette définition du vrai trouve son application. Ce qui est réel, c'est tel ou tel fait déterminé s'accomplissant en tel ou tel point de l'espace et du temps, c'est du singulier, c'est du changeant. Au contraire, la plupart de nos affirmations sont générales et impliquent une certaine stabilité de leur objet. Prenons une vérité aussi voisine que possible de l'expérience, celle-ci par exemple : "La chaleur dilate les corps". De quoi pourrait-elle bien être la copie? Il est possible, en un certain sens, de copier la dilatation d'un corps déterminé, en la photographiant dans ses diverses phases.[...]Mais une vérité qui s'applique à tous les corps, sans concerner spécialement aucun de ceux que j'ai vus, ne copie rien, ne reproduit rien."
Bergson
Thèse critiquée : la vérité définie comme « copie » de la réalité, c’est-à-dire la vérité correspondance (cf. la métaphore du portrait fidèle).
a) La vérité n’est pas la réalité
A cette fausse conception, Bergson oppose l’idée qu’il y a une différence de nature entre la réalité et l’organisation de nos idées : la nature, c’est du mouvant, des êtres ou des objets à chaque fois individuels ; notre pensée, orientée vers l’action, généralise et fixe la représentation du réel en concepts stables. Ce qui est réel, c’est donc du singulier et du changeant. Notre représentation de la nature selon des lois constantes ne correspond pas à la réalité concrète faite d’objets singuliers uniques, et en constant changement. Cf. Héraclite : « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve », car l’eau s’écoule, elle n’est plus la même et nous-mêmes avons changé, etc. De même, deux objets de même nature ne sont jamais identiques, ne serait-ce que parce qu’ils occupent une position différente dans l’espace…
b) Le rôle du langage dans nos connaissances
De plus, selon Bergson, nos affirmations sont générales et impliquent une certaine stabilité de leur objet. On ne pourrait avoir aucune connaissance vraie d‘un objet sans cesse changeant, car notre connaissance varierait sans cesse avec lui. Or, ce qui caractérise le vrai, c’est son atemporalité, c’est-à-dire que ce qui est vrai aujourd’hui l’était hier et le sera encore demain. Ce qui permet cette stabilité de nos connaissances, c’est le langage. Grâce à lui, en effet, nous avons une certaine prise sur le flux du réel. Nous généralisons en nommant les choses par l’intermédiaire d’appellations qui renvoient à des concepts. Or le concept vaut pour une infinité d’exemplaires possibles, abstraction faite des différences qu’il peut y avoir entre eux. Par exemple, le concept de « chaise » vaut pour toutes les chaises possibles, quelles que soient leurs tailles, formes ou couleurs. De même, nous faisons abstraction d’un certain nombre de changements, lorsque nous disons que nous utilisons deux fois le même objet : nous ne notons que les changements qui modifient notre action sur le réel, nous négligeons les autres. Peu importe que cette stabilité ne soit pas fidèle au processus réel du changement, puisqu’elle rend possible une action efficace (conception pragmatique de la vérité), en nous évitant de nous perdre dans une multitude de détails.