Philosophie et problématologie

Publié le par lenuki


Michel Meyer : "Il nous faut questionner le questionnement"

LE MONDE DES LIVRES | 13.11.08 | 11h48  •  Mis à jour le 13.11.08 | 11h48



Sous un air jovial, presque nonchalant, Michel Meyer est un philosophe hyperactif. Il ne se contente pas d'être professeur de philosophie à l'Université libre de Bruxelles (rappelons que "libre", ici, veut dire laïque, à l'inverse de l'usage français), de piloter la collection "L'interrogation philosophique" aux Presses universitaires de France, de diriger la remarquable Revue internationale de philosophie - ce qui pourrait suffire à être bien occupé. De surcroît, au fil d'une vingtaine de livres, il s'est attaché à éclairer philosophiquement des sujets aussi divers, en apparence, que l'art romain, les passions ou le théâtre d'Ibsen. Cette disparité de façade explique peut-être que l'on ait tardé à reconnaître que Michel Meyer occupe, dans la pensée contemporaine, une place profondément originale.

Pourtant, l'essentiel de son travail, le noyau dur de l'oeuvre, réside dans l'élaboration d'un projet fort ambitieux qui se développe depuis une vingtaine d'années. Objectif : inventer une façon différente de philosopher, rien de moins. Son nom : problématologie. Les livres qui l'expliquent : De la problématologie (paru en 1986, republié en 2008) et Principia Rhetorica. Comme souvent en philosophie, le point de départ peut se formuler simplement : au lieu de nous intéresser aux réponses, prêtons attention à l'existence même de l'interrogation, car elle constitue le fondement ultime de la pensée. Toute réponse y renvoie. Or, depuis toujours, l'attention s'est focalisée sur les réponses, les jugements, les propositions - vraies ou fausses - énoncées par les penseurs, par les scientifiques ou par les gens de la rue. Au lieu de considérer l'interrogation comme la base de l'activité intellectuelle, on cherchait systématiquement des certitudes, c'est-à-dire des réponses définitives capables de faire disparaître les questions.

On constate aujourd'hui qu'une telle disparition est impossible. Michel Meyer précise : "Le questionnement constitue le socle indépassable de l'activité intellectuelle. Evidemment, les hommes préfèrent les certitudes et les réponses à ce qui est problématique, même s'ils ne peuvent échapper à cette problématique. Comme l'Histoire, en s'accélérant, rend désormais problématiques même les réponses les mieux établies, il nous faut aujourd'hui théoriser cette problématicité, et donc "questionner le questionnement". Car philosopher n'est pas seulement questionner, c'est réfléchir à l'articulation des questions et des réponses."

N'est-ce pas, pour les philosophes, leur tâche de toujours ? Qu'y a-t-il donc à faire de nouveau ? "Socrate questionnait les thèses de ses adversaires, mais sans offrir lui-même de réponse. Platon, au contraire, avec sa théorie des idées et du monde suprasensible, répondait, mais en finissant par renoncer à questionner. En fait, les philosophes n'ont pas vraiment réfléchi au questionnement en tant que tel. C'est pourquoi nous devons trouver un nouveau langage, propre à capturer ce qui est problématique."

On pourrait se demander ce qui prédispose notre époque à un tel changement de regard. Pourquoi maintenant ? "Nous vivons dans une société où, de fait, tout est devenu problématique : le rapport à autrui, les valeurs, la famille, l'histoire, sans compter ce que nous sommes. La réalité elle-même est devenue problématique, car sa structure microphysique est quantique, et donc tissée d'alternatives. Il faut donc prendre conscience du fait que, dans un monde fragmenté comme le nôtre, les questions sont partout - du langage à la littérature, de l'histoire à la morale, de la science à la rhétorique et à l'argumentation."

Arrêtons-nous à "rhétorique et argumentation". Il s'agit là du domaine de prédilection de Michel Meyer. Il est en effet le disciple et successeur du philosophe Chaïm Perelman, qui a notamment publié, en 1958, un Traité de l'argumentation devenu ouvrage de référence. En publiant un demi-siècle plus tard la somme intitulée Principia Rhetorica, Michel Meyer réactualise le sujet et en renouvelle les perspectives. Car la rhétorique n'a rien d'une discipline ancienne, restreinte ou dépassée. En tant qu'art de la persuasion, elle se révèle au contraire omniprésente. "Publicité, politique, vie privée... on retrouve la rhétorique partout où il importe de séduire, de convaincre et de communiquer. Et même dans les sciences humaines, dont la rhétorique est devenue la nouvelle matrice, il ne s'agit pas à proprement parler de démontrer, mais de persuader du bien-fondé de son point de vue. J'ai donc voulu dégager les lois d'unité à l'oeuvre dans ces usages au premier regard dissemblables. Or, effectivement, on découvre que des principes identiques sont à l'oeuvre dans ces domaines différents."

Comme on s'en doute, il n'y a pas d'un côté "la problématologie" et de l'autre "les travaux sur la rhétorique". Au contraire, le lien est étroit, dans la pensée de Michel Meyer, entre les analyses concernant les dispositifs contemporains de persuasion et l'attention portée au questionnement. "Dans les usages actuels de la rhétorique, il s'agit toujours, en fin de compte, soit de faire admettre une question, soit de tenter de faire disparaître un problème. Bien souvent, on argumente pour justifier qu'une interrogation demeure valable, alors même que l'accélération de l'Histoire semble disqualifier la plupart des réponses. Un usage inverse de la rhétorique, en particulier dans la publicité, est d'escamoter la question, dans le but de nous faire croire qu'elle est résolue."

Ainsi voit-on mieux la cohérence du parcours de Michel Meyer. Autour de la place fondatrice du questionnement, qu'il considère comme l'"oxygène de la pensée", ce philosophe agence les études relatives à ce qui aiguise et transforme, ou au contraire raréfie ou escamote les interrogations. Cet homme n'interroge donc pas seulement les questions que nous nous posons. Il s'ingénie avant tout à comprendre ce que nous faisons de ces questions, et ce qu'elles font de nous. Pas étonnant qu'il soit très occupé.

 

Roger-Pol Droit

Article paru dans l'édition du 14.11.08

 

Publié dans culture générale

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