"Etre à la mode", serait-ce une question de goût ?

Publié le par lenuki

 

xviii au goût du jour

 

Pourquoi la question se pose-t-elle ?


Parce que l’on définit souvent la mode comme constituant le « goût du jour », d’où la question : en quel sens peut-on parler de goût à propos de la mode ?

De plus la mode se conjugue au présent. Or un goût qui change sans cesse est-il bien assuré ?

De plus, le « goût » en art n’a-t-il pas rapport avec la beauté ? Ne définit-il pas le plaisir que l’on éprouve dans la contemplation d’une œuvre ? Or ce qui caractérise un chef d’œuvre (par rapport aux œuvres plus ordinaires), n’est-ce pas qu’il transcende son époque pour manifester une beauté atemporelle, susceptible d’être « goûtée » à toutes les époques ?

En ce sens, n’y aurait-il pas une opposition entre le caractère nécessairement éphémère de la mode et une beauté plus durable ?

Enfin, « être » à la mode, ne serait-ce pas situer son être dans l’apparence, le paraître, et finir par y perdre son latin, voire son identité ? N’y aurait-il pas, dans les phénomènes de mode, un danger de dépersonnalisation ? Comment concilier l’imitation qu’implique tout phénomène de mode et la différenciation que requiert l’affirmation de soi, de sa propre personnalité ?

Ainsi la problématisation de la question ne doit jamais perdre de vue le rapport entre la mode et le goût. D’où une définition plus rigoureuse de ces deux concepts.


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La mode

La mode, c’est le goût, la fantaisie, la façon de faire de chacun (chacun vit à sa mode) ou ce qui constitue les usages d’un groupe social, d’un pays (la mode de chez nous). D’emblée, la mode s’affirme donc comme ayant deux versants, l’un qui serait individuel et l’autre qui serait collectif. D’où une première question, pour articuler mode et goût : le goût lui-même connaît-il ces deux aspects, individuel et collectif ?

De plus, la mode se caractérise par un usage passager, soumis au caprice, qui règne certes sur tous les objets matériels, mais aussi sur les comportements, les manières de vivre, les mentalités, voire les idées. Or si cet aspect éphémère n’est pas trop inquiétant en ce qui concerne les objets, ne l’est-il pas en revanche en ce qui concerne les idées ? Parler d’idées à la mode, n’est-ce pas évoquer peu ou prou ce que ce que l’on nomme les préjugés de son temps ? Est-ce bien conciliable avec l’exigence philosophique de « penser par soi-même » telle que la définit Kant ?

Etre à la mode, ne serait-ce pas suivre le mouvement ? N’est-ce pas être passif ? Ainsi est-il de mode, suivant l’époque ou les circonstances, c’est-à-dire « de bon goût » (le goût du plus grand nombre) de se vêtir, de se nourrir, de se meubler, de se comporter ou de penser comme tout le monde, sans trop y réfléchir, car aucune raison véritable (si ce n’est la peur de ne pas être de son temps, de ne pas faire comme les autres) ne détermine la plupart de ceux qui obéissent à la mode. La mode, en ce sens, caractérise une façon de penser ou de sentir (ou du moins de le paraître), en un temps donné sur un territoire délimité, pour une certaine population suivant un modèle (objet d’imitation) sur lequel tout le monde s’aligne, malgré les inconvénients ou les dangers qui peuvent en résulter.

La mode : manifestation de l’esprit grégaire ou expression d’un goût authentique et personnel ?

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Le goût

Du latin « gustus » qui signifie (selon le Gaffiot) action de goûter, dégustation, saveur.

Mais le goût caractérise aussi une aptitude particulière à sentir, à discerner les beautés et les défauts dans le domaine esthétique et intellectuel.

Le « bon goût » est, selon Lalande : « la faculté de juger intuitivement et sûrement des valeurs esthétiques, en particulier de ce qu’elles ont de correct et de délicat ».

En ce sens, le goût serait-il un moyen de se démarquer, de se singulariser individuellement ou, au contraire,  collectivement de montrer son appartenance à un groupe, en suivant des modes de toutes sortes, c’est-à-dire le « goût du jour » ?

Peut-on formater le goût des gens ? L’éducation y a-t-elle sa part ? Avoir la même éducation conduit-il à avoir les mêmes goûts ?

Le goût développé n’est-il pas une marque de civilisation ? Chaque civilisation n’a-t-elle pas, en ce sens, des goûts qui lui sont propres ? N’apprend-on pas à apprécier, de manière plus approfondie des œuvres d’art, des idées, des objets culturels, des sites naturels, etc. ?

Enfin, le goût n’aurait-il pas un rapport avec le désir ? Ne définit-il pas une appétence particulière pour tel ou tel objet matériel ou culturel ?

Mais comment se forme « le goût du jour » ? Vient-il de quelques-uns, des élites qui en décident ou de la multitude qui , qui consacre le goût en l’acceptant ou en le refusant ?

Quel est le contraire du goût ? Serait-ce le fade ? Ce qui écœure ou répugne ? Le laid ?

Peut-on être en accord avec soi-même si l’on n’assume pas son goût ? Et comment le pourrait-on s’il s’agit d’un goût plus ou moins imposé par la mode ?

Ne devrait-on pas alors parler (comme pour la mode) de deux versants du goût : le goût renvoie à un don personnel, à une sensibilité particulière (comme faculté d’apprécier), mais aussi à un phénomène collectif (le goût comme marquage social ou culturel). D’où le goût personnel et le goût comme phénomène social.

Le goût personnel est la faculté de déceler la beauté d’une forme. Il doit se caractériser comme tel par l’indépendance du choix et du jugement, abstraction faite des tendances du milieu dans lequel on vit, de la société à laquelle on appartient, sans opposition systématique (qui témoignerait d’une dépendance « inversée ») ni soumission aux préjugés ou aux contraintes de son époque, les options communes ne constituant généralement qu’une solution de facilité pour éviter d’avoir à juger ou à apprécier par soi-même.

Le goût comme phénomène social est souvent le résultat d’une imprégnation inconsciente du milieu ou de l’éducation. Les œuvres des artistes peuvent exercer une influence sur le goût, soit que les artistes imposent leur propre conception de la beauté, soit que celle-ci soit imposée par la médiation de mécènes imposant leurs artistes. Le goût de quelques-uns devient alors le goût nouveau, puis le bon goût….

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Approfondissement de la question

Existe-t-il quelque chose qui lie goût personnel et goût collectif ? Comment se diffusent les goûts dans la société (par imitation ? identification ? différenciation ?) Comment s’opèrent les choix personnels : sommes-nous libres de nos propres choix ou bien le corps social nous impose-t-il les siens ? Car enfin, comment expliquer les phénomènes de mode sans cette pression sociale sur ce qui ressortit (ou devrait ressortir) de l’individuel ? Qu’est-ce qui explique que, consciemment ou inconsciemment, je « suive » la mode, alors même que je ne cesse de revendiquer ma propre liberté ?

En ce qui concerne la mode, Georges Simmel met en évidence la dynamique paradoxale de la mode, fondée sur l’articulation entre imitation et distinction, universalité et individualité. Mais quel mécanisme mène à l’adoption par les individus d’une nouveauté, alors même qu’ils sont le plus souvent assez conservateurs par peur de l’inconnu ? La réponse de certains auteurs à cette question est le besoin d’imiter pour se sentir semblables, besoin qui a le pouvoir de produire la diffusion d’un comportement ou d’une manière de faire nouvellement inventés. Ainsi peut-on expliquer que certains goûts se propagent et s’imposent socialement, par contamination insensible. Mais si la mode se caractérise par un changement continuel, ou le goût pour tout ce qui est nouveau, comment peut-on justifier une telle reproduction sociale ? L’imitation, à elle seule, peut-elle expliquer les phénomènes de mode ? Car parallèlement au besoin d’imiter, n’y a-t-il pas le besoin de reconnaissance sociale, par différenciation (le besoin de « se sentir exister » aux yeux des autres) ? En ce sens, certains goûts ne réunissent-ils pas tous ceux qui, dans les mêmes conditions, se distinguent par là même de tous les autres ? Les goûts partagés ne manifestent-ils pas un style de vie susceptible d’établir des correspondances entre les individus ? La mode, en ce sens, ne serait-elle pas un moyen de différenciation sociale et de prestige ? A travers la mode, les individus, tout en la suivant parfois aveuglément, ne cherchent-ils pas paradoxalement à s’affirmer ?

Mais le goût, comment le définir ? En effet, à travers les jugements qu’il implique, ne peut-on pas le qualifier de rationnel ? Mais en même temps (cf. Girard, le mimétisme du désir) par les tendances et les préférences qu’il manifeste, ne serait-il pas de l’ordre du désir ? Le goût, en effet, s’il est de l’ordre de la sensation (cf. le plaisir auquel il renvoie) est aussi de l’ordre du sentiment (puisqu’il porte sur ce que l’on ressent). La goût est affaire de sensibilité et c’est pourquoi on dit souvent : « des goûts et des couleurs, on ne discute pas ». Mais le goût est aussi ambigu, puisqu’on parle de « bon » ou de « mauvais » goût, comme s’il pouvait prétendre, en dépit de son enracinement dans la sensibilité individuelle, à une certaine universalité. Si on ne peut pas discuter des goûts, en effet, c’est parce qu’il est impossible de produire des démonstrations à son propos. Cela ne  veut pas dire pour autant que le goût soit tout entier dans l’immédiateté : on peut éduquer le goût, par la présentation de certains objets socialement appréciés, car étant de « bon » goût (cf. par exemple, la semaine du goût dans les écoles, pour initier les enfants à la découverte d’autres saveurs, d’autres couleurs ou autres textures de certains aliments peu prisés d’ordinaire par eux). Donc le goût caractérise une sensibilité originelle et singulière, par laquelle est construite l’expérience individuelle, à travers plaisirs et appréciations diverses. Mais le sentiment qui en résulte est aussi un jugement à partir duquel vont s’opérer des différences : beau/laid, bien/mal, etc.

Mais alors d’où viennent les critères du jugement de goût ? En quoi peuvent-ils être qualifiés de légitimes ? Qu’est-ce qui fonde le jugement de goût ?

Selon Kant, le goût peut être défini comme ce qui plaît (ou devrait plaire à tous). Mais alors comment expliquer que tous n’aient pas « bon » goût ? Le goût n’est pas simplement ce qui procure du plaisir, mais ce qui me conduit à m’exclamer : « c’est beau ». Il faut donc distinguer ce qui relève de la pure sensation d’une part (et c’est ici « à chacun son goût ») et ce qui  renvoie à l’élaboration d’un jugement d’autre part, qui implique nécessairement une tension vers l’universalité : ce que je goûte (ce que je trouve beau), je veux implicitement que tout le monde s’accorde à le goûter (à le trouver beau, comme si la beauté était une qualité inhérente de ce que j’apprécie comme étant beau). Or, n’est-ce pas cela qui permet, aux yeux de Kant, de pouvoir communiquer et communier à propos d’un chef d’œuvre par exemple ? Ainsi, dans la dynamique du jugement de goût, chacun se met à la place de tout autre, ce qui renvoie à un sentiment commun. Donc si le jugement de goût a quelque chose de singulier, il tend aussi vers l’universalité :

« Dans tous les jugements par lesquels nous disons une chose belle nous ne permettons à personne d’avoir une opinion différente de la nôtre ; et cela bien que nous ne fondions pas no-tre jugement sur des concepts, mais sur notre sentiment, que nous mettons ainsi au fondement non en tant que sentiment personnel, mais comme sentiment commun. Or ce sens commun ne peut, dans ce but, être fondé sur l’expérience ; en effet, il veut autoriser des jugements qui contiennent une obligation ; il ne dit pas que chacun admettra notre jugement, mais que chacun doit l’admettre. Ainsi le sens commun, dont je donne comme exemple mon jugement de goût, lui conférant pour cette raison une valeur exemplaire, est une simple norme idéale. En présupposant celle-ci on pourrait à bon droit établir comme règle, pour chacun, un jugement qui s’accorderait avec elle, ainsi que la satisfaction résultant d’un objet et exprimée en ce jugement : c’est que le principe, il est vrai seulement subjectif, mais cependant admis comme universellement-subjectif (comme une Idée nécessaire à chacun), pourrait exiger, en ce qui concerne l’unanimité des différents sujets jugeants, une adhésion universelle tout de même qu’un principe objectif. Il faudrait toutefois être assuré d’avoir correctement subsumé sous ce principe.

Cette norme indéterminée d’un sens commun est effectivement présupposée par nous ; notre prétention à porter des jugements de goût le prouve. Existe-t-il, en fait, un tel sens commun en tant que principe constitutif de la possibilité de l’expérience, ou bien un principe encore plus élevé de la raison nous impose-t-il comme principe seulement régulateur de produire en nous tout d’abord un sens commun pour des fins plus élevées ? Le goût est-il ainsi une faculté originaire et naturelle, ou bien seulement l’Idée d’une faculté encore à acquérir et factice, en sorte qu’un jugement de goût avec sa prétention à une adhésion universelle ne soit, en fait, qu’une exigence de la raison, exigence de produire une telle unanimité de sentiment, et que l’obligation, c’est-à-dire la nécessité objective de la fusion du sentiment d’autrui avec le sentiment particulier de chacun, ne signifie que la possibilité de s’accorder, le jugement de goût proposant seulement un exemple de l’application de ce principe ? – c’est ce que nous ne voulons, ni ne pouvons encore examiner maintenant. Il nous faut actuellement seulement résoudre la faculté du goût en ses éléments, avant d’unir ceux-ci finalement dans l’Idée d’un sens commun »

                                        Kant Critique de la faculté de juger  « Analytique du beau »

histoire de la beauté

Pour Kant, donc, le « sens commun » qui caractérise le goût doit être entendu comme un sens communautaire, à travers lequel nous nous mettons « à la place de tout autre ». A la différence de Hume, pour qui dans nos jugements de goût nous obéissons à des normes collectives préétablies par une « élite » de la culture, Kant affirme au contraire le caractère spontané du jugement de goût de chacun, indépendamment de la culture à laquelle il appartient. Ce sont en effet des accords tacites  qui permettent la configuration de ce que nous reconnaissons  comme beau ou laid, comme étant de « bon » ou de « mauvais »goût. Même si nous parvenons à exprimer certaines préférences personnelles, celles-ci sont néanmoins constituées par une configuration collective, résultat d’un partage tacite entre de nombreux individus. En ce sens, la mode ne serait-elle pas affaire de goût, comme articulation entre sentiment commun et préférences personnelles ?

Mais le goût, s’il implique une distance vis-à-vis de soi-même, n’exige-t-il pas aussi une prise de distance par rapport aux règles sociales, sans quoi on serait aliéné par elles ? Certes, on associe communément la culture et la civilisation au « bon » goût : la société s’appuie sur le goût comme sur une des conditions de sa réalisation ? Mais ne peut-elle faire du goût un instrument de domination et d’oppression, dont la mode serait un des véhicules (cf. les analyses de Bourdieu à ce propos). Le goût n’implique-t-il pas toujours un jugement individuel, capable de s’opposer à l’opinion dominante en affirmant contre elle une universalité de droit ? En cela, faire preuve de goût, ne serait-ce pas aussi manifester sa liberté par rapport à la mode, entre autres ?


Esquisse de problématisation de la question 

A la suite de 68, certains phénomènes de mode se sont amplifiés, paradoxalement au moment même où les individus revendiquaient la plus entière et absolue liberté… ! Comme si à travers la mode, ils avaient le sentiment de s’affirmer et de se sentir exister. Or, avec le recul, l’adoption de certains comportements,  de certaines tenues vestimentaires plus ou moins extravagantes, voire (ce qui est plus inquiétant) de certains préjugés, de certaines idées ou de certains mouvements philosophiques (existentialisme ou structuralisme) ne nous apparait-elle pas ridicule, intempestive ou peu réfléchie ? N’est-ce pas l’attrait quelque peu aveugle de la nouveauté qui nous aurait orientés dans nos choix ? Les choix culturels, lorsqu’ils s’opèrent par rapport à des phénomènes de modes, ne nient-ils pas l’idée d’un goût librement exprimé, en participant au contraire d’une entreprise d’imitation ou d’identification aux autres, par besoin de reconnaissance sociale ? Mais tout choix culturel ne participe-t-il pas d’un tel processus (le succès de tel artiste, l’importance d’un mouvement à une époque précise, etc. paraissent guider, orienter voire déterminer nos choix) ?  « Etre à la mode », c’est suivre le courant, juger que tel est son goût et croire que sa décision est spontanée. De plus, n’est-ce pas sacrifier son être au paraître, jusqu’à la caricature du snobisme ou d’un certain dandysme ? N’est-ce pas, sans y réfléchir, se conformer au « goût du jour », comme s’il était à chaque fois représentatif du bon goût ? Si les goûts changent constamment, dans quelle mesure peut-on parler du goût, au singulier ? Celui-ci ne devrait-il pas être l’expression authentique d’une singularité ? De plus, le goût ne s’apprend-il pas, ne se cultive-t-il pas ? Qui dit préférences (ce qu’indique l’idée même de  goût) ne dit-il pas comparaison entre plusieurs objets, apprentissage ouvert des formes de la culture ? En ce sens, « être à la mode » est-il l’indice d’un goût véritable ou le désir caché de son appartenance sociale et de sa distinction, la conformité conduisant au conformisme ?

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Publié dans la culture

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