Les sectes aujourd'hui
(Dans la première partie de cet exposé, je suivrai l’article de l’Encyclpedia Universalis, consacré aux sectes)
Les sectes
Le terme de secte renvoie :
+ soit à un petit groupe qui a fait sécession d’un plus grand (cf. étymologie supposée : secare = couper)
+ soit à l’ensemble des disciples d’un maître hérétique (cf. autre étymologie possible : sequi = suivre)
Dans les deux cas, ce terme a une connotation péjorative.
Par opposition, Eglise est un terme valorisant, et c’est pourquoi toute secte se veut Eglise.
Enfin, dans le langage commun, ce terme de secte renvoie aux formes de religiosité considérées comme socialement non légitimes.
Mais pour les sociologues aujourd’hui, les sectes désignent des groupes religieux nouveaux et minoritaires qui se distinguent des religions établies, ou s’y opposent, voire rejettent la société dans son ensemble. Pour Troeltsch (philosophe, théologien protestant et sociologue allemand, 1865-1923) par exemple, la secte constitue un groupement contractuel de volontaires qui ont choisi, après certaines expériences religieuses précises, de s’agréger à d’autres chrétiens ayant fait les mêmes expériences.
De manière plus structurée, la secte peut être considérée comme un type d’évolution de tout corps religieux, chrétien ou non, lorsqu’il subit une période de protestation (mise en cause de ses croyances, de ses pratiques ou de ses structures), protestation qui peut conduire à la dissidence, d’où la formation de corps religieux nouveaux, doit Eglises, soit sectes. Selon Wach, (sociologue des religions, 1898-1955) toutes les religions fondées (judaïsme, christianisme, islam, bouddhisme, etc.) connaissent ainsi la protestation sectaire.
On peut ordonner les sectes selon un axe allant du refus du monde à son acceptation. La secte, en effet, prône des valeurs différentes de celles de la société ambiante, pouvant exiger de ses membres qu’ils choisissent d’être en rupture avec ce qui est conventionnellement admis dans le monde. Mais cette rupture peut prendre des formes variées :
+ conflit ouvert (sectes révolutionnaires ou apocalyptiques)
+ création de communautés aspirant à la perfection (cf. cathares)
+ forme intériorisée n’impliquant pas la rupture physique avec la société
+ acceptation globale du monde (certaines sectes cherchant l’insertion sociale de leurs membres, en leur donnant les outils idoines pour ce faire)
Remarque : pour durer, la secte doit accepter certains compromis avec le monde, au risque de perdre peu à peu son caractère sectaire.
La lutte contre les sectes
Au début, la lutte contre les sectes s’en prenait au contenu de leurs croyances : hérésies (pour les Eglises), irrationalisme (pour les rationalistes ou les libres penseurs).
Mais aujourd’hui, la polémique quitte le terrain des contenus de croyance pour s’en prendre aux structures sociales ou aux conditionnements psychologiques pratiqués dans les sectes : on quitte la théologie pour la psychopathologie ou la psychiatrie. Du coup, le caractère religieux n’est plus nécessairement présent dans la définition de la secte (à côté de sectes religieuses peuvent exister des sectes politiques, commerciales ou psychothérapeutiques). Ainsi la secte n’est plus considérée comme un danger pour la société, mais pour l’individu, dans la mesure où elle peut attenter à son libre-arbitre, voire détruire sa personnalité, grâce à certaines « manipulations mentales ». Mais la plupart des études montrent qu’une secte, à plus ou moins long terme, est incapable d’empêcher les défections, ce qui doit permettre de relativiser l’importance de son emprise (empreinte) psychique. Plus la secte requiert un investissement important, plus ce dernier peut apparaître, à long terme, insupportable socialement ou psychologiquement aux adeptes. La plupart des faits délictueux reprochés aux sectes (abus de confiance, escroqueries, etc.) relèvent davantage d’une manipulation morale ordinaire que d’une manipulation mentale assez indéterminée et difficile à définir.
La « dangerosité » des sectes
Cela n’a pas empêché certaines tragédies au 20e siècle : des leaders qui demandent aux adeptes de s’empoisonner (Séoul, 1987), l’assaut contre la secte Waco (Texas, 1993), attentat au gaz sarin dans le métro de Tokyo (1995), massacres et suicides collectifs (Suisse 1994, France 1995, Québec 1997). Mais de telles tragédies ne peuvent toucher qu’une catégorie bien précise de sectes, au terme d’un processus très particulier. En effet, trois conditions semblent devoir être réunies :
+ une conception de type catastrophiste selon laquelle le monde extérieur est promis à un anéantissement imminent
+ un repli sur soi du groupe, ce qui raréfie les contacts avec le monde extérieur, perçu alors comme hostile
+ la personnalité du leader, menacé (ou qui se croit tel) d’une mort prochaine par une maladie incurable (ce qui pourrait réduire son charisme)
Ainsi, de telles tragédies ne sont que circonstancielles (ce qui ne signifie pas anodines, loin de là), au regard du nombre de sectes existant dans le monde, même si elles peuvent durablement marquer les esprits, au point que certains ne cessent d’évoquer de possibles « dérives sectaires ».
Les « dérives » sectaires
Qu’est-ce qu’une dérive sectaire ?
« Il s’agit d’un dévoiement de la liberté de penser, d’opinion ou de religion, qui porte atteinte à l’ordre public, aux lois ou aux règlements, aux droits fondamentaux, à la sécurité ou à l’intégrité des personnes. Elle se caractérise par la mise en œuvre, par un groupe organisé ou par un individu isolé, quelle que soit sa nature ou son activité, de pressions et de techniques ayant pour but de créer, de maintenir ou d’exploiter chez une personne un état de sujétion psychologique ou physique, le privant d’une partie de son libre-arbitre avec des conséquences dommageables pour cette personne, son entourage ou la société » ( in N. Luca, Les sectes, PUF, coll. « Que sais-je ? »).
Or dans la seconde moitié du 20esiècle apparaissent de nouveaux mouvements appelés « religieux » par certains sociologues. Comme causes possibles de leur émergence, on cite la baisse de fréquentation des religions traditionnelles, ou le « désenchantement du monde » selon l’expression de Marcel Gauchet et l’effondrement des idéologies (cf. communisme) qui entraînent une perte de valeurs et de repères. De plus, le phénomène de mondialisation aurait favorisé l’apparition de « supermarchés du religieux », où le choix des croyances est plus vaste (cf. syncrétisme ou éclectisme contemporains).
C’est à partir des années 80, suite à certains scandales ayant alarmé l’opinion publique, que le terme de secte a pris une connotation nettement péjorative (cf. suicides collectifs déjà évoqués, affaires politico-financières, polygamie, etc.), devenant synonyme de groupe totalitaire et dangereux, ou pour le moins de système aliénant ou forçant ses adeptes à rompre avec la société et ses normes.
Or quatre « mythes » sont récurrents dans cette mise à l’index de ces mouvements (« mythe » signifiant ici que l’accusation revient invariablement, alors même que ce à quoi elle renvoie peut ne pas être présent dans un groupe) :
+ « mythe » de la subversion : la secte est une menace pour l’ordre social et les institutions
+ « mythe » sexuel : la secte se livre à des pratiques perverses (pédophilies, orgies, polygamie)
+ « mythe » de la dissimulation : la secte est volontairement trompeuse
+ « mythe » du mauvais œil : la secte a recruté par manipulation mentale, car personne n’y aurait adhéré volontairement
En résumé, ce qu’on appelle communément « les sectes » pose à la fois un problème d’ordre public, en même temps qu’il pose celui des libertés individuelles.
Problèmes posés par les sectes
Un débat oppose depuis longtemps ceux qui pensent que, face aux mouvements considérés comme sectaires et dangereux, l’autorité politique doit intervenir pour protéger les citoyens et ceux qui, au contraire, estiment que l’Etat n’a pas le droit d’enfreindre les libertés de religion et d’association des citoyens.
Selon Madame Danièle Hervieu-Léger (in La religion en miettes ou la question de sectes Ed Calmann-Lévy), si l’on présuppose que l’Etat doit intervenir pour réguler les comportements religieux, encore faut-il prendre en compte le nouveau contexte religieux contemporain (pluriel, individuel) afin d’ « assurer la protection des personnes et protéger le droit à la radicalité religieuse ». Elle évoque l’illusion qui fait croire qu’un individu choisissant d’entrer dans une secte n’exercerait en fait aucune volonté autonome. Les Etats doivent donc situer leur action entre la tolérance applicable à toutes les formes de religion et d’adhésion à un dogme, et la protection des individus et de la société. Comme on le voit, l’émergence du phénomène sectaire participe en fait du mouvement général de dérégulation des croyances. Les sectes, qui recouvrent une réalité fort disparate, prospèrent sur le terreau d’une dissémination et d’une prolifération des croyances, dans un univers pluraliste et désacralisé. Pour éviter de les stigmatiser, les chercheurs contemporains préfèrent les qualifier de « nouveaux mouvements religieux » (alors même que le terme de « religieux » peut parfois servir de paravent pour masquer des activités licencieuses ou commerciales).
D’où un ensemble de questions :
+ comment concilier liberté religieuse et protection des individus ?
+ comment réguler le religieux tout en respectant le principe fondamental de laïcité (alors même que le religieux peut conduire à le remettre en question… !) ?
+ l’Etat a-t-il le pouvoir ou le droit de fixer les limites de la « bonne religion » ?
+ une législation antisectes n’irait-elle pas contre le principe de laïcité ?
+ ne vaut-il pas mieux utiliser l’arsenal juridique existant et contenir les phénomènes sectaires dans les limites de la loi ?
+ qui doit fixer les limites entre sectes et religion et sont-elles aussi évidentes qu’il y paraît ?
+ au nom de quelles normes peut-on protéger les personnes d’elles-mêmes ?
Quelles attitudes face aux sectes ?
Face aux sectes, plusieurs attitudes sont possibles :
+ au nom de la liberté de croyance, ériger le principe de neutralité et de non intervention dans les questions religieuses. Risque : un excès de tolérance
+ affronter et dénoncer les sectes, au nom de leur dangerosité ou de dérives possibles. Risque : une chasse aux sorcières et le développement d’une logique paranoïaque
+ favoriser la vigilance critique : ni minimiser, ni dramatiser, mais contenir les phénomènes sectaires dans les limites de la loi commune à tous (cf. D. Hervieu-Léger : en créant un Haut-Conseil de la laïcité, par exemple)
Mais les sectes ne sont-elles pas symptomatiques d’un malaise social beaucoup plus étendu ? Ne manifestent-elles pas les faiblesses de la modernité (état d’angoisse et d’incertitude, sentiment d’insécurité, carences affectives, etc.) ? Ne posent-elles pas le problème plus général de la propagande et de la manipulation en démocratie ? Ainsi, selon J. Baubérot (Pluralisme et minorités religieuses, Colloque) :
« C’est la même société qui produit la publicité abusives et les groupements sectaires. Et ces derniers sont beaucoup moins influents que la pub…».
Certains établissent aussi un lien entre intolérance majoritaire et sectarisme minoritaire, les sectes étant le symptôme d’un certain totalitarisme à l’œuvre dans nos démocraties. Cf. le « despotisme doux » qu’évoque Alexis de Tocqueville, in De la démocratie en Amérique :
« Nos contemporains sont incessamment travaillés par deux passions ennemies: ils sentent le besoin d'être conduits et
l'envie de rester libres. Ne pouvant détruire ni l'un ni l'autre de ces instincts contraires, ils s'efforcent de les satisfaire à la fois tous les deux. Ils imaginent un pouvoir unique,
tutélaire, tout-puissant, mais élu par les citoyens. Ils combinent la centralisation et la souveraineté du peuple. Cela leur donne quelque relâche. Ils se consolent d'être en tutelle, en songeant
qu'ils ont eux-mêmes choisi leurs tuteurs. Chaque individu souffre qu'on l'attache, parce qu'il voit que ce n'est pas un homme ni une classe, mais le peuple lui-même, qui tient le bout de la
chaîne.
Dans ce système, les citoyens sortent un moment de la dépendance pour indiquer leur maître, et y rentrent. ».
Mais le meilleur remède contre la manipulation sectaire (et contre toute manipulation) n’est-il pas la vigilance critique, constituée par une pensée autonome et affranchie permettant de trier dans la masse des informations pour ne privilégier que les plus fiables ? Cela ne passe-t-il pas par une introduction à la complexité et la relativité des croyances, par le recours à une forme moderne d’éducation spirituelle (pas seulement religieuse) ?
Ici, comme en tout, le risque zéro n’existe pas !
Dans un prochain article, j’aborderai deux notions qui posent problème (tant elles véhiculent d’illusions et de contresens qui sont sous-jacents dans la plupart des commentaires que j’ai reçus à propos des sectes) : la liberté d’une part, la tolérance d’autre part.