L'oeuvre d'art nous apprend-elle quelque chose?
Analyse de la question:
L’histoire de l’art fait l’objet d’un enseignement dans les lycées et on considère même que l’art fait partie de la culture générale. L’œuvre d’art jouerait en ce sens un rôle éducatif.
Or la finalité de l’œuvre d’art est-elle bien de l’ordre de l’instruction ? N’attend-on pas d’abord qu’elle nous plaise ? Or tout plaisir peut se suffire à lui-même, alors qu’une connaissance à ce propos risquerait d’en compromettre l’intensité.
L’étude des œuvres d’art peut procurer de nombreux renseignements sur l’époque à laquelle elle a été créée. Mais peut-on dire pour autant qu’elle a été créée dans ce but ? Le propos de l’artiste est-il bien de faire un travail d’historien ?
Enfin juger que l’œuvre d’art ne nous apprend rien serait-il pour autant la condamner ? Ce qui distingue l’art au sens technique et l’art au sens esthétique, n’est-ce pas justement l’utilité immédiate du premier et l’inutilité relative du second ? Ne peut-on pas prendre du plaisir à une œuvre indépendamment de tout souci utilitaire ? Le propre d’une telle œuvre selon Kant n’est-il pas de procurer un plaisir désintéressé ?
Est-il possible d'apprécier un tableau de Vermeer, une musique de Bach, une sculpture de Rodin ou encore un roman de Flaubert sans avoir été
instruit, formé, sans posséder quelques connaissances pour goûter ces œuvres ? Face à un tableau, par exemple, n’a-t-on pas tendance à s’exclamer : « cela ne me dit rien »? Or
l'œuvre d'art propose un plaisir, une relation aux formes sensibles, qui n'a rien de commun avec le savoir intellectuel. La première fonction de l'art est une fonction esthétique : produire une
émotion. L'art s'adresse à notre sensibilité, et tous les hommes partagent cette sensibilité, sinon il nous serait impossible de communiquer sur quoi que soit. L'art nous amène à découvrir de
nouveaux rapports avec la réalité. Le poète, par exemple, donne la parole aux choses. Le dire poétique n'est pas un dire quelconque. Il retourne les mots vers leur sens originel, primitif.
L'œuvre d'art révèle la sympathie qui existe entre le monde et chacun d'entre nous. Elle s'adresse à tous.
La beauté est partout. Il ne faut pas ignorer la culture et son histoire, cela s'apprend. Mais l'œuvre d'art est une
rencontre, et l'émotion reste un critère privilégié d'accès à l'œuvre. Néanmoins, si, comme le pense Kant, la contemplation esthétique réconcilie les hommes, elle parle d'abord à un «public
éclairé ». On ne peut donc pas dissocier l'expérience esthétique d'une certaine connaissance et donc d'un enseignement. Cet enseignement se fait en fréquentant les œuvres les plus diverses. On
s’enrichit spirituellement au contact des œuvres d’art, ce qui ne constitue pas, certes, un apprentissage au sens strict mais qui élève l’être que nous sommes et le grandit. N’est-ce pas cet
enrichissement de notre humanité qui justifie la question posée ?
Esquisse de problématisation
En général, nous considérons que notre premier rapport à l'art est de l'ordre du plaisir esthétique. Ainsi, traditionnellement, nous jugeons des œuvres et nous considérons que c'est au regard du beau qu'il s'agit de le faire. En quoi, dans ces conditions, l'art pourrait-il nous apprendre quelque chose ? En effet, une œuvre d'art n'est pas un document historique nous faisant simplement accéder à des temps qui ne sont plus les nôtres. Ainsi, si nous considérons que les œuvres d'autres siècles nous transmettent un enseignement comme témoignage, ce n'est sans doute pas en ce qu'elles sont des œuvres d'art, mais en ce qu'elles sont d'un autre siècle. De même, une œuvre d'art ne se réduit pas au contenu qu'elle véhicule : la littérature n'est pas la philosophie et ce n’est pas le simple fait de délivrer un message qui fait d’un objet ou d’un texte une œuvre d’art. Toutes ces raisons sembleraient donc nous faire penser que l'art n'est pas là pour nous apprendre quelque chose. Néanmoins, cette approche de l'art n'est-elle pas discutable ? En effet si nous considérons spontanément que c'est au regard du beau que nous devons aborder les œuvres, sans doute sommes-nous contraints alors à beaucoup de perplexité face à l'art contemporain par exemple. En effet, il semblerait que ce ne soit pas simplement à partir du critère du beau que l’œuvre d’art se définisse. Dès lors, ne peut-on pas considérer également que l’œuvre d’art est ce qui nous donne un autre accès à la réalité ? Klee ne dit-il pas que l’art est ce qui rend visible ? De même, selon Heidegger l’œuvre d’art ne nous transmet-elle pas une vérité ? Certes non pas une vérité fondée sur des connaissances objectives et qui serait donc de type scientifique, mais en ce qu’elle est dévoilement de la réalité. Il ne s’agit alors pas simplement d’aborder l’œuvre comme un document ou comme un bel objet, mais aussi et surtout comme une source culturellement enrichissante de plaisir et de vérité, qui augmentent au fur et à mesure d’un intérêt fondé sur des recherches personnelles nous permettant d’approfondir ce que nous voyons.
L’œuvre d’art peut-elle nous apprendre quelque chose (texte)?
"A quoi vise l'art, sinon à nous montrer, dans la nature et dans l'esprit, hors de nous et en nous, des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience ? Le poète et le romancier qui expriment un état d'âme ne le créent certes pas de toutes pièces ; ils ne seraient pas compris de nous si nous n'observions pas en nous, jusqu'à un certain point, ce qu'ils nous disent d'autrui. Au fur et à mesure qu'ils nous parlent, des nuances d'émotion et de pensée nous apparaissent qui pouvaient être représentées en nous depuis longtemps, mais qui demeuraient invisibles : telle l'image photographique qui n'a pas encore été plongée dans le bain où elle se révélera. Le poète est ce révélateur. Mais nulle part la fonction de l'artiste ne se montre aussi clairement que dans celui des arts qui fait la plus large part à l'imitation, je veux dire la peinture. Les grands peintres sont des hommes auxquels remonte une certaine vision des choses qui est devenue ou qui deviendra la vision de tous les hommes. Un Corot, un Turner, pour ne citer que ceux-là, ont aperçu dans la nature bien des aspects que nous ne remarquions pas. - Dira-t-on qu'ils n'ont pas vu, mais créé, qu'ils nous ont livré des produits de leur imagination, que nous adoptons leurs inventions parce qu'elles nous plaisent et que nous nous amusons simplement à regarder la nature à travers l'image que les grands peintres nous en ont tracée? - C'est vrai dans une certaine mesure ; mais, s'il en était uniquement ainsi, pourquoi dirions-nous de certaines œuvres - celles des maîtres - qu'elles sont vraies? Où serait la différence entre le grand art et la pure fantaisie? Approfondissons ce que nous éprouvons devant un Turner ou un Corot : nous trouverons que, si nous les acceptons et les admirons, c'est que nous avions déjà perçu quelque chose de ce qu'ils nous montrent. Mais nous avions perçu sans apercevoir. C'était, pour nous, une vision brillante et évanouissante, perdue dans la foule de ces visions également brillantes, également évanouissantes, qui se recouvrent dans notre expérience usuelle (...) et qui constituent, par leur interférence réciproque, la vision pâle et décolorée que nous avons habituellement des choses. Le peintre l'a isolée ; il l'a si bien fixée sur la toile que, désormais, nous ne pourrons nous empêcher d'apercevoir dans la réalité ce qu'il y a vu lui-même."
Bergson,La pensée et le mouvant 1934